Nous sommes 34 à partager les “Secrets de femmes”, du manoir de Crévecoeur au château de Canon.
Florence-Jeanne, en habits de paysanne du XV e siècle nous guide dans son domaine aux 1000 ans d’histoire, ouvrage défensif construit fin XI e , à la frontière de la plaine de Caen, et à mi-chemin des évêchés de Bayeux et Lisieux. Une butte voisine possédait une tour de contrôle dépendant de la forteresse qui n’en avait pas, construite sur des terres basses du cœur des marais de la Dives pour se protéger des attaques. Le nom de Crèvecœur veut peut être exprimer la difficulté d’exploiter une terre peu fertile et malsaine. Wace, dans son Roman de Rou , parle du seigneur de ce nom ; compagnon de Guillaume s’illustrant à Hastings, doté du château de Leeds (mines) dans les terres conquises où il fonda une abbaye. Fortuné, il fit construire cette forteresse en pierre dans son pays natal, pour asseoir sa puissance. Entourée de douves, elle a conservé son plan d’origine en 2 parties : la basse-cour où sont regroupés les bâtiments agricoles à pans de bois du XV e et la chapelle du début XII e , la haute-cour qui abrite le manoir d’habitation du XV e , protégé par une muraille du XII e.
La châtellenie fut relevée au XV e par la famille de Thibouville , après les atteintes de la guerre de Cent Ans.
En 1970 , manoir et ferme furent vendus à la famille des frères Schlumberger, Conrad (1878-1836, géologue curieux à l’esprit inventif, tête pensante mais mort jeune), et Marcel (1884-1953, ingénieur et mécanicien et gestionnaire hors-pair). Les 2 belles-sœurs, veuves, souhaitaient créer là, en hommage à leurs époux, un musée retraçant l’épopée, en Pays d’Auge et ailleurs , de ces inventeurs d’une technique de prospection minière mondialement utilisée aujourd’hui : la prospection électrique des sols , très utilisée dans la recherche pétrolière.
La Fondation Musée Schlumberger, reconnue d’utilité publique, a pour but de promouvoir la recherche scientifique, venir en aide aux chercheurs, conserver, mettre en valeur et faire connaître l’architecture normande. Sa Présidente est à l’heure actuelle Bérengère Primat-Serval. Trois années de travaux furent nécessaires.
La porterie du XVI e , a été rapportée au XX e , au delà de la simple porte qui liait l’Allée du Roi au pont jeté sur les douves alimentées par le petit ruisseau de la Turquelane (lavoir de l’âne), qui précédent la basse Cour; isolée dans la zone industrielle de Lisieux, démontée et remontée par l’entreprise Toffolutti qui effectuait les travaux de la fondation , elle provenait d’un château détruit au XIX e.
La grange remplace celle du Moyen-Age, sans doute incendiée par les anglais ; une exposition, “l’épopée des Schlumberger” , y est présentée . Un four à pain la jouxte, autrefois près de la chapelle à l’emplacement de la maison du gardien . On a reconstitué des enclos et un four de potier avec bas-fourneau d’argile pour le minerai de fer.
La ferme, à colombages de bois et torchis sur un embasement de pierre surmonté d’une poutre sablière, est du XV e ; avec les potelets , qu’on appelle “colombes”, la disposition des poteaux et des écharpes y forme la triangulation nécessaire au maintient du bâtiment . La partie gauche, dévolue à l’habitat, a gardé sa belle cheminée de pierre et de briques, et la partie droite, qui abritait animaux et greniers à céréales, sert de salle de projection sur ces modes locaux de construction. Le bois ne manquait pas et des futées de chênes couvraient la région. Aucune ouverture n’est percée vers les douves, pour éviter toute attaque d’hommes ou d’insectes.
Le colombier carré, rare dans nos contrées où ils sont ronds (en pierre) ou à pans coupés (en bois), a conservé ses 1500 boulins de chêne, et son échelle tournant autour d’un axe central. C’est le bâtiment le plus soigné du site, les seigneurs rivalisant pour cet élément de prestige, important garde-manger, fournisseur de fiente “colombine” à épandre dont le poids annuel figurait dans maints contrats de mariage.
Deux lucarnes géminées, aux appuis en croix de Saint André, ouvrent vers l’ouest et le sud. L’essentage de tuiles forme une large jupette pour écarter les pluies et empêcher l’ascension des rongeurs . La cour était close par une grande écurie qui n’existe plus.
La chapelle seigneuriale , en pierre et romane, a la particularité de n’être pas dans le logis ou dans la haute-cour, car le seigneur la voulait grande. Elle est simple, rectangulaire à chevet plat et côtés soutenus par des contreforts. Le porche d’entrée roman, souligné d’un tore, présente un décor de pointes de diamant mais les colonnettes ont été arrachées A l’intérieur, l’exposition ” Le jardin des simples” occupe le terrain qui la borde au sud, longeant le fossé.
De l’ancien pont levis sur douves menant au logis seigneurial il ne reste qu’une grosse poutre. Il est maintenant remplacé par un pont donnant accès à l’ancienne barbacane, large couloir à hauts murs du XV e et 3 champs de tir de chaque côté qui mène à la muraille élevé au XII e sur la motte créée en arasant le monticule de terre provenant du creusement des douves remises en eau en 1970.
Le logis du XV e , dans la haute‐cour restauré en supprimant les adjonctions du XIX e , est en pierre et toit de tuiles ; il se détache en bon état, malgré une grande baie vitrée verticale qui marque l’espace laissé vide par la destruction de la tour d’escalier qui menait aux appartements, à la suite d’une “chasse au trésor” au XIX e . Un puits de pierre fait face au manoir, et un des 2 fours à pains subsiste près de l’escalier menant au chemin de ronde qui devient couloir dans la demeure. Trois gros trous de boulins marquent l’emplacement du plancher d’une grande salle des gardes protégeant la poterne.
Une maquette du bâtiment du Moyen Age (plans retrouvé aux Archives à Paris), montre l’évolution des lieux ; un pressoir était accolé à la grange, un ruisseau coupait la basse‐cour. Au 1 er on a reconstitué un type de salon éclectique affectionné au XIX e siècle.
Déjeuner au château de Canon où”Anne‐Louise Elie de Beaumont”, toute de taffetas vêtue, nous reçoit. La seigneurie, d‘Eudes de Canon au Moyen Age appartenait à sa famille depuis le XVII e , mais l’ancêtre protestant Robert de Bérenger dut fuir en Angleterre en 1727, vendant le domaine à vil prix. Une procédure de 4 ans, bien menée par Jean‐Baptiste Elie de Beaumont, son époux depuis 1760, annula cet acte et fit d’elle l’héritière des lieux.
L’ami de Voltaire, brillant avocat de l’ “Affaire Callas” (au milieu d’autres portraits de famille, un tableau du salon le représente tenant en main sa plaidoirie), aima se reposer de sa vie parisienne dans cette demeure ; son épouse poétesse, auteur des fameuses Lettres du Marquis de Rosel, fit graver en lettres d’or des plaques de marbre noir par Dropsy, sculpteur du Roi ; “Le soleil en naissant la regarde d’abord, et le mont la d é fend des outrages du Nord” accueille le visiteur côté cour, “O rives du Laizon ! O champs aim é des cieux, Que pour jamais foulant vos pr é s d é licieux, Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde Et connu de vous seul, oublier tout le monde” , vers extraits de l’épître à Lamoignon de Boileau, le charme côté jardin ; “Le sommeil et l’oisivet é te feront oublier une vie agit é ” au‐dessus de la porte du cabinet de travail, et ” Qui ne s ç ut se borner, ne scut jamais jouir” conseil au gourmand avant son passage dans la salle à manger, sont d’une épouse aimante.
A dater de 1768, plus de 30 ouvriers travaillèrent quotidiennement pendant plus de 10 ans, mettant à mal les finances des maîtres de maison. La demeure, de taille modeste, perdit son toit mansardé pour gagner un étage aux fenêtres peintes en trompe l’œil dans la partie haute, le tout fut sommé d’une balustrade à l’italienne ponctuée de “pots à fleurs”. J.B. Elie de Beaumont traça la cour d’honneur d’ordonnancement classique “à la française” ponctuée de statues acquises en Italie acheminées par la mer, de larges allées rectilignes, des plates‐bandes et d’un miroir d’eau. Créant un “jardin de transition” mêlant “le peigné et le sauvage”, il fit aménager un parc aux essences variées et couleurs contrastées commandées aux pépinières d’Harcourt, aux chemins sinueux, bosquets, mares et cascades sur le cours des ruisseaux, inspiré par la mode nouvelle du “jardin à l’anglaise” dont le couple avait pris le goût lors de ses voyages ; des “fabriques”, constructions de fantaisie, demeurent la grotte, les ruines du château Bérenger Renaissance, et le néo‐classique Temple de la Pleureuse, construit en 1783 à la mémoire d’Anne‐Louise chantée par les vers de l’ami La Harpe: “De tout ce qui l’aimoit, elle a fait le bonheur La raison a dict é ses é crits pleins de charmes La vertu qui n’est plus ne laisse à la douleur Qu’un long souvenir et des larmes !”. Le kiosque chinois fut acheté ultérieurement au château des Ternes, et le pigeonnier coupé en deux devint Templegrec de l’Amour. Esprit aux idées neuves issues de l’Encyclopédie, l’avocat fit édifier les dépendances considérables (fermes, potagers, fruitiers, pressoir etc…) nécessaires à son goût scientifique pour les nouvelles méthodes de cultures, permettant de vivre en autarcie, et dessina le plan de 13 jardins liés entre eux, clos de murs en pierre blonde de Quilly conservant la chaleur du soleil et protégeant du vent, dans lesquels il fit planter des centaines d’arbres fruitiers achetés aux Chartreux de Paris, ce qui les fera nommer “Chartreuses”. Elle sont embellies de fleurs aux couleurs choisies avec talent. Enfin, toujours selon l’esprit des utopies du siècle des Lumières, il consacra une aile de la ferme du sud au logement gracieux des vétérans des Armées du Roi et, au nord, la grande salle jouxtant la chapelle, aménagée alors en théâtre, devint la salle des “Bonnes Gens” dans laquelle, chaque année, à partir de 1775, se déroula la “Fête en l’honneur de la Vertu” qui rassemblait des milliers de personnes. Un biscuit de Sèvres du salon aux meubles de marqueterie et plancher de chêne, représente Madame Elie de Beaumont couronnant le Bon Vieillard, la Bonne Mère, la Rosière, et le Bon Chef de Famille, élus au suffrage universel parmi les habitants de Canon, Mézidon et Vieux‐Fumé. Une médaille “Prix de Vertu” était remise aux impétrants et nous avons pu voir des souvenirs et le registre de cette fête, et l’Inventaire après décès en 1786 du maître des lieux, très endetté laissant un fils de 13 ans, qui se mariera avec Eléonore du Passy, sœur du sculpteur de Pomone, statue en marbre de Carrare qui orne, avec 3 petits putti maîtrisant la foudre de terre cuite, une “chartreuse”. Léonce Elie de Beaumont, géologue honoré par une rue de Caen, est issu de cette union. Sept personnes travaillent aujourd’hui à l’entretien de cette propriété privée habitée encore à ce jour par les descendants de son créateur, malgré les aléas historiques (Révolution, guerres) et climatiques considérables (tempêtes), réhabilitant peu à peu parc et bâtiments, l’offrant à la visite, proposant ses produits et 3 logements ludiques dans ses arbres.
Nous y reviendrons
Béatrice FIX