“Roosevelt, le discours des quatre Libertés” au Mémorial de Caen
A l’occasion du 75ème anniversaire du Débarquement du 6 juin 1944, le Mémorial de Caen s’est associé au Musée Norman Rockwell de Stockbridge (Massachusetts) pour présenter une exposition exceptionnelle en France.
Norman Rockwell nait à New York le 3 février 1894. Très jeune, il rêve de devenir artiste et entre à la New York School of Art à l’âge de 14 ans. Grâce à la formation en illustration qu’il y reçoit, il connait vite le succès et débute une carrière de peintre indépendant en illustrant des publications pour la jeunesse. A 21 ans, il s’installe à New Rochelle (état de New York) où réside une communauté d’artistes et travaille pour plusieurs magazines. En 1916 N. Rockwell peint sa première couverture pour le Saturday Evening Post, qu’il considère être “la plus grande vitrine de l’Amérique pour un illustrateur”. Au cours des quarante-sept années suivantes, il réalise 320 illustrations, publiées à la une du Post.
Notre conférencière nous guide vers un tableau aux couleurs éclatantes, peint en 1939, “la championne de billes”. La scène rend hommage au monde de l’enfance cher à Rockwell : une petite fille à la robe bleu turquoise domine une partie de billes, au grand désespoir de deux garçons dont l’un, aux cheveux blonds, est le fils du peintre. Son sac débordant de billes contraste avec celui de ses adversaires, vide, son visage exprime une grande détermination, on la sent concentrée, décidée à gagner la partie. Agenouillée, le dos courbé, les chaussures éraflées, son attitude “à la garçonne” diffère des standards de l’époque. Rockwell aime représenter des figures féminines autonomes et sûres d’elles, à l’opposé de celles représentées par ses confrères. Le 2ème tableau “retour de vacances”, illustre la couverture du Saturday Evening Post du 13 septembre 1930. Malgré l’effondrement dû à la crise économique de 1929, le magazine continue de publier des images positives et réconfortantes, donnant l’espoir en des jours meilleurs. En dépit de ces temps difficiles, une famille est parvenue à prendre des vacances. La scène est si réaliste que ce pourrait être une photo : les trois personnages, avachis sur un banc de bois, semblent si fatigués par leur voyage qu’ils se sont assoupis ! Ils rapportent des souvenirs de leurs vacances, contenus dans l’appareil photos posé aux pieds de la femme. Le seau, la pelle et les fleurs témoignent des moments agréables vécus par la famille. Nous faisons halte ensuite devant le” quatuor du salon de coiffure”. Dans cette scène où trois barbiers interrompent leur travail et entament avec leur client un chant a capella, Rockwell s’inspire des Barbershop Quartets (quatuors amateurs ou professionnels) qui sont ses modèles. Les expressions des visages et la gestuelle donnent vie à la scène, tout comme le rasoir, le bol de rasage et le peigne usé.
Au printemps 1940, les nouvelles de la guerre en Europe parviennent jusqu’à la famille Rockwell installée alors à Arlington, petite ville du Vermont. En septembre 1940, Roosevelt signe une loi obligeant les hommes de 21 à 35 ans à s’inscrire en vue d’un recrutement militaire. Rockwell souhaite illustrer cette situation et en faire une couverture pour le Post. Il prend son voisin comme modèle et crée un jeune homme simple et sympathique : Willie Gillis. Le succès est immédiat, connu de tous les Américains ce personnage dédramatise la guerre. Sur le 1er tableau on le voit tenant serré contre lui un colis de nourriture envoyé par sa mère, sous les regards envieux de ses camarades. Le visage enfantin de Gillis et sa silhouette juvénile contrastent avec l’allure virile des autres soldats. Sur les tableaux suivants, il est peint dans un camion militaire, porte-bonheur au cou, regardant rêveusement au loin, ou assis recueilli sur le banc d’une église. La série des Gillis faisait les couvertures du Post mais s’affichait aussi dans les bâtiments publics, les gares, les terminaux de bus …. Le 6 janvier 1941 Roosevelt, réélu pour la 3ème fois en novembre 1940, prononce le discours des quatre Libertés. Il appelle à rompre l’isolationnisme de son pays, insiste sur la dimension mondiale du conflit et demande une augmentation de la production d’armement au nom de la défense des valeurs démocratiques. A la fin du discours il résume ces valeurs en énonçant le principe des quatre Libertés : Liberté d’Expression, Liberté de Conscience, Liberté de vivre à l’abri du besoin, Liberté d’être protégé. Rockwell, convaincu par le discours, travaille durant 7 mois, de sa propre initiative, afin d’illustrer ces quatre Libertés. Il s’inspire de son quotidien, prenant pour modèles ses voisins d’Arlington.
C’est la première fois que ces quatre tableaux sortent du territoire américain. “La Liberté d’être protégé” fait la couverture du Post en mars 1943. Dans une chambre, confortable et rassurante, des parents se penchent sur leurs deux fils endormis. La scène serait tout à fait paisible si notre regard n’était attiré par le journal, tenu par le père, qui titre sur les bombardements de Londres alors que la poupée, qui gît au sol, symbolise les victimes civiles de la guerre qui sévit en Europe. Avec cette œuvre, Rockwell veut transmettre l’idée que des parents devraient pouvoir coucher leurs enfants chaque soir sans craindre pour leur sécurité. Ce tableau fera la couverture du New York Times après les attaques du 11 septembre 2001.
Le tableau “La Liberté de vivre à l’abri du besoin” met en scène une famille en plein repas de Thanksgiving. Autour de la table on reconnait plusieurs proches du peintre, sa cuisinière qui sert le plat de dinde, sa seconde épouse, mère de ses 3 enfants, et sa mère à droite. Cette œuvre illustre la maîtrise de Rockwell dans la représentation des reflets de la porcelaine blanche et de la transparence de l’eau dans les verres. Lors de sa publication, en mars 1943, des lecteurs critiquent cette abondance de nourriture au moment ou une grande partie de l’Europe est affamée, d’autres apprécient néanmoins la mise en valeur de la vie de famille et de la convivialité qui se dégage de l’œuvre.
Représenter “La Liberté de Conscience” est un défi pour Rockwell en raison du caractère abstrait du sujet. Il choisit de représenter des personnages de profil, en plein recueillement. Le tableau est pratiquement monochrome, afin de renforcer l’impression d’unité. Rockwell a concentré son travail sur l’expression des visages, sur les regards et sur les mains jointes. Les mots “chacun selon la voix de sa conscience” écrits en haut du tableau, expriment ce que pense Rockwell de la religion.
Lors d’une réunion du conseil municipal à laquelle assistait Rockwell, son voisin, un fermier, s’est levé pour exprimer son désaccord sur le projet de construction d’un lycée, craignant de ne pouvoir assumer une augmentation de ses impôts. Personne dans l’assistance ne l’a interrompu. Sur l’œuvre, l’homme, debout, porte un blouson usé et une chemise ouverte, sa silhouette domine le tableau et se détache nettement sur l’arrière-plan sombre. Les autres personnages assis se retournent vers lui, les vêtements de ville qu’ils portent traduisent la différence d’échelle sociale. Malgré tout l’homme est écouté attentivement. Ce tableau demeure l’une des œuvres d’art les plus célèbres de l’histoire américaine. Plus de 4 millions d’affiches représentant les quatre Libertés ont été diffusées dans tout le pays, visibles dans tous les bureaux de poste, avec les inscriptions” À nous de nous battre pour la liberté d’expression, de conscience etc…”. Rockwell a tenu à montrer le rôle tenu par les femmes pendant la guerre, en l’absence des hommes partis au front. Il aime représenter des figures féminines fortes et indépendantes. Sandwich à la main, riveteuse posée sur les genoux et pied écrasant le “Mein Kampf” d’Hitler, Rosie est une femme déterminée, au corps musclé par le travail en usine.
En 1963, Rockwell met fin à 47 ans de carrière au Saturday Evening Post et réalise des illustrations pour le magazine Look. Son art devient plus engagé et il représente désormais des sujets de société. “Le problème qui nous concerne tous” parait le 14 janvier 1964 dans le magazine Look, pour commémorer les 10 ans de la fin officielle de la ségrégation dans les écoles publiques américaines. Rockwell s’est inspiré de l’histoire de Ruby Bridges, petite Afro-Américaine de six ans, escortée jusqu’à l’école publique réservée aux Blancs jusqu’alors. L’artiste ne fait pas le portrait de Ruby mais d’une autre fillette. Vêtue d’une robe blanche immaculée, encadrée par les agents fédéraux dont on ne voit pas le visage, la fillette apparait vulnérable et fragile dans un environnement qui porte des traces de violence : insultes racistes sur le mur où dégouline le jus de tomates écrasées, projectiles dont elle est sûrement la cible.
Look charge Rockwell de représenter l’assassinat, en 1964 dans le Mississipi, de trois militants pour les droits civiques par des hommes du Ku Klux Klan. Sobre et monochromatique, l’œuvre est d’une tonalité inhabituelle. Rockwell choisit de focaliser l’attention du spectateur sur le sort des militants, alors que les agresseurs sont suggérés par des ombres menaçantes s’avançant vers leurs victimes. Ce tableau “Meurtre dans le Mississipi” ne sera pas publié, Look préfèrera l’étude préalable, plus impressionniste.
En 1968 Rockwell peint “Le Droit de savoir”. Il y exprime le droit des citoyens américains de comprendre l’action de leur gouvernement engagé dans la guerre du Vietnam. Le tableau met en scène un groupe de personnes d’origines diverses, debout face à une table et une chaise vides, le regard fixe et déterminé, attendant une réponse à leurs questions. Rockwell attache tant d’importance à ce sujet, qu’il se représente à droite du tableau, fumant sa célèbre pipe.
Norman Rockwell est le peintre le plus populaire de l’histoire américaine. L’exposition présente l’aspect le plus engagé de l’œuvre de cet artiste exceptionnel de 1930 à 1970. M.S
