Au XVIIIe siècle, Venise, en pleine décadence politique, était au sommet de sa gloire artistique. A côté de la “Grande Peinture” (Tiepolo, Piazzetta), du portrait (Alessandro Longhi, Rosalba Carriera), du paysage (Ricci, Zuccarelli, Zaïs) et des scènes de genre (Pietro Longhi), un autre type de peinture était à son apogée : la “veduta” ou “vue de ville”, très appréciée jusqu’à nos jours. Dès le XIIIe siècle ce goût caractérisa le décor du Palais des Doges, représentant des événements historiques dans des lieux précis de la cité. Puis il s’exprima sur les “teleri”, larges toiles des “scuole grande”, très soignées et au réalisme nordique.
Luca Carlevarijs (Udine 1663-Venise 1730), grand expert en architecture et sciences de la perspective qui fréquentait les “fiaminghi”, peintres flamands de Rome, passe pour être le père des vues de Rome et de la Venise festive. Son recueil de 104 eaux fortes Fabriques et vues de Venise (1703) et ses toiles aux brumes rosées, influencèrent plus tard les vues dites “de fantaisie”.
Gaspar Van Wittel dit Vanvitelli (Amersfoort 1652/53-Rome 1736), peintre néerlandais de paysages urbains à précision topographique, d’architectures antiques, de perspectives très calculées, fut un autre précurseur du genre, à l’origine d’une école de “védutisti” romains. Les 20 vues de Venise issues de dessins exécutés lors d’un séjour dans la lagune, sont d’une grande vivacité narrative, raffinées, attachées aux mouvements de l’eau. Il prépara le succès d’Antonio Canal (Venise 1697-1768), dit Canaletto
, formé à la scénographie dans l’atelier de son père Bernardo Canal. A Rome, pour exécuter des décors d’opéra, il s’éloigna subitement du genre décoratif sous l’influence de réalistes flamands, prit la Venise au charme intemporel comme sujet de prédilection, et devint le maître incontesté de la “veduta”. Dans Place Saint Marc, 1723, petits personnages esquissés, zones d’ombre et de lumière, effets atmosphériques, le lient à Carlevarijs. son goût du clair-obscur, de détails, d’architectures, de ciels nuageux, lui attacha l’amateur anglais, Owen Mac Swiney, impresario de théâtre, suivi d’autres dès 1730 grâce à Joseph Smith, marchand-mécène, banquier très cultivé, nommé Consul de Sa Majesté britannique auprès de la république de Saint Marc en 1744. Le peintre éclaircit les effets de lumière, simplifia les ciels, utilisa la “chambre optique” pour accentuer l’objectivité de ses œuvres : en atelier, reprenant à la plume ses esquisses “in loco” à indications de lieu, couleur ou état, il juxtaposait les croquis successifs pris d’un même point de vue, pour créer des œuvres panoramiques, modifiant subtilement la réalité perspective ; les tableaux en découlant restituaient une Venise aristocratique, gaie, et riche, ne laissant rien deviner de sa ruine imminente. Pour Smith (qui avait l’exclusivité de ses ventes et dont la propre collection vendue en fin de vie à George III comprenait 50 toiles, et plus de 150 dessins), il peignit 6 puis12 toiles de places, quais, palais et monuments les plus prisés, il grava 14 puis 24 vues du Prospectus Magni Canalis Venetiarum, échantillons à présenter aux acquéreurs. L’Angleterre possède plus de 200 œuvres du peintre grâce aux achats qu’effectuèrent alors les ducs de Richmond, Buccleuch et Bedford, le comte de Carlisle et leurs nombreux amis du Grand Tour. Au retour des 2 séjours londoniens (1746, 1753/1755) dus à la guerre de Succession d’Autriche qui réduisait l’afflux de touristes et de commandes, le goût avait changé, d’autres l’avaient supplanté.
Formé dans l’atelier, Bernardo Bellotto (Venise 1722-Varsovie 1780), dit Canaletto le Jeune, développa une interprétation personnelle des vues de son oncle, plus grisée, à lumière froide argentée, et contribua au rayonnement du genre dans les cours de Savoie, Saxe, Autriche et Pologne.

Michele Marieschi (Venise 1710-1743), débuta comme scénographe, subit l’influence des “vedute” de Canaletto dans ses vues de Venise, et devint son brillant rival. Il publia 21 vues gravées, puis des Caprices, fantaisies architecturales imaginaires aux angles de vue inattendus semblant les situer sur des scènes de théâtre. On a souvent pensé que ses petites figures vives étaient de la main de Guardi ou de Tiepolo.
Les œuvres de Francesco Guardi (Venise 1712-1792) rassemblées mettent en lumière ses liens à Canaletto, son aîné. Issu d’un atelier familial réputé pour sa peinture d’histoire, il se signala par sa sensibilité personnelle dans le rendu de la perspective et des effets atmosphériques, sa touche rapide et brisée qui fait vibrer les œuvres, la lumière liant personnages et paysages. Ses dessins à la plume et au lavis abondent, et la rapidité du geste permit au peintre de la Venise officielle, de laisser un œuvre peint de plus de 1000 tableaux. Les figures, sur lesquelles il joue des pointes de couleur, sont petites et saisies sur le vif. Le schéma de sa Piazza San Marco, par exemple, est proche de celui de Canaletto, mais la lumière y estompe la couleur, l’ensemble donne une sensation de vie, de fragilité, de fantaisie ; sa série des 12 Fêtes ducales à lumière argentée, provoque une sensation de beauté et d’instantanéité mais on est loin du rendu exact de la topographie qu’il aimait modifier en créant un 1er plan. Il s’exerça avec talent aux Caprices.
L’exposition du centenaire du MJA, en réunissant un ensemble de grande qualité grâce aux prêts exceptionnels de grands musées et des Collections Royales britanniques, a permit de mettre en miroir les œuvres d’artistes védutistes différents, de comprendre les influences réciproques, de comparer leurs styles, et de retrouver l’esprit de “curiosité” des jeunes gens de l’époque pour une Venise brûlant de ses derniers feux. B. F.